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À la rencontre de villes d’eaux

À la fois européen, monumental et mémoriel, le patrimoine thermal sort de sa léthargie et connaît une reconnaissance accrue depuis l’inscription de la ville de Vichy sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ce patrimoine protéiforme nous rappelle que nous partageons une culture européenne commune (en temps de discorde, c’est essentiel) tout en étant lié à une ressource naturelle qui pourrait venir à manquer : l’eau.

Dossier réalisé par Orianne Masse

Hall des Sources à Vichy.
Photo : Xavier Thomas/Vichy Destinations

Interview

Vichy, patrimoine mondial : histoire et perspectives d’une candidature européenne

Depuis le 24 juillet 2021, Vichy a rejoint la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Validée dès la première demande par le 44e Comité intergouvernemental du patrimoine mondial, cette candidature a la particularité de réunir 11 villes à travers 7 pays européens. Récit de cette aventure transnationale par Yves-Jean Bignon, maire adjoint de la ville de Vichy, en charge du patrimoine, du thermalisme et de l’Unesco, également médecin au centre Jean-Perrin de Clermont-Ferrand et Anke Matthys, coordinateur local patrimoine mondial « Grandes villes d’eaux d’Europe ».

Localisation des 34 points remarquables de Vichy.
Photo : Ville de Vichy

Comment s’est organisée cette candidature transnationale ?

Yves-Jean Bignon Cette inscription est le résultat de plus de dix années de réflexion et de coopération transnationales. L’amorce a été prise par la République tchèque dès 2007, puis le projet a réellement pris forme en 2010, après la conférence internationale de l’Icomos (International Council on Monuments and Sites) à Baden-Baden. Il y a plus de 600 stations thermales en Europe, le choix a donc été difficile. Les 11 villes candidates ont été arrêtées en 2016, formant un seul site du patrimoine mondial, illustrant ensemble tous les attributs d’une grande ville d’eaux.

Anke Matthys Le site inscrit complet s’étend sur 1 714 hectares pour les 11 villes réunies, Vichy représente 68 hectares de cette surface. Nous sommes les plus « petits », mais le patrimoine est densément implanté sur cette zone avec 34 éléments remarquables : sources, établissements thermaux, hôtels, villas, casino, théâtre, kiosque à musique, édifices cultuels et plusieurs parcs.

Quelles sont les attentes pour la ville suite à l’inscription ?

Anke Matthys Par cette candidature, c’est un véritable projet de territoire qui est porté par la municipalité et grâce à l’Unesco, le champ patrimonial s’est immiscé dans tous les questionnements : économie, logements, commerces, mobilités, aménagement de la ville et du territoire. Désormais, nous avons des critères à respecter, un plan de gestion à suivre pour rester dans la Liste et cela nous tire vers le haut, pour intégrer le patrimoine dans chacune des actions municipales, sans bien évidemment mettre la ville sous cloche ! L’attractivité de Vichy s’est trouvée renforcée depuis l’inscription et la cité a retrouvé sa véritable identité, celle de « Reine des villes d’eaux ».

Yves-Jean Bignon Les effets positifs de l’inscription se ressentent à plusieurs échelles : celle de l’agglomération, celle du département et celle de la région. On va tous dans le même sens et une véritable politique patrimoniale se constitue. Nous nous appuyons sur les outils réglementaires existants (Site patrimonial remarquable, protection Monument historique), mais nous en utilisons de nouveaux. Par exemple une convention a été signée avec la Fondation du patrimoine pour nous aider à encourager les particuliers à transmettre et valoriser leur patrimoine. Les Vichyssois sont fiers de leur ville, mais des efforts de pédagogie sont encore attendus.

La gestion des sites « patrimoine mondial », un outil commun de conservation et de valorisation

Proposée conjointement par l’Autriche, la Belgique, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la République tchèque, la candidature « Grandes villes d’eaux d’Europe » est un bel exemple de coopération européenne et un témoignage fort d’une culture commune.

Onze villes d’eaux : Baden bei Wien (Autriche) ; Spa (Belgique) ; le triangle de Bohème composé de Karlovy Vary, Františkovy Lázně et Mariánské Lázně (République tchèque), Vichy (France) ; Baden-Baden et Bad Kissingen (Allemagne) ; Montecatini Terme (Italie) et Bath (Royaume-Uni).

Spa, la ville d’eaux par excellence qui a donné son nom au thermalisme. C’est aussi le premier centre urbain historique inscrit sur la Liste du patrimoine mondial côté wallon.
Photo : Gerd Herren

Désormais, les 11 villes sont consi­dérées comme un site du patrimoine mondial, géré par un seul plan de gestion global. Ce plan apporte une véritable valeur ajoutée en termes d’échange et de soutien mutuels. « Nous avons besoin d’établir ensemble les meilleurs outils pour protéger ce patrimoine protéiforme, déclare Anke Matthys, coordinateur local patrimoine mondial à Vichy. Cela nous amène à nous interroger, avec les autres villes, sur les avantages et les limites de nos protections nationales et locales. »

Ce plan de gestion global ne se substitue pas aux missions habituelles des villes, pour la promotion et la gestion des stations thermales. Chacune dispose localement d’un plan de gestion spécifique, élaboré en phase candidature. « Parfois ces outils font partie de la législation nationale en matière de patrimoine : c’est le cas pour nous en Wallonie », explique Ingrid Boxus, chargée de l’accompagnement de la ville de Spa au sein de l’Agence wallonne du Patrimoine.

La colonnade du marché à Karlovy Vary compte trois fontaines à eau de source minérale où des milliers de visiteurs quotidiens viennent remplir leurs verres de cure en porcelaine de forme traditionnelle.
Photo : Unesco
Le Häcker’s Grand Hotel, à Bad Ems, rénové par l’architecte Vitalli au début du 20e siècle. L’eau minérale de la ville a une longue histoire de mise en bouteille et ses sels sont encore utilisés dans les célèbres pastilles d’Emser.
Photo : Dominik Ketz
À Mariánské Lázně, la colonnade de la source Ferdinand, la plus ancienne source de la station. La ville a acquis une réputation internationale en tant que lieu de rencontre des familles royales et de l’aristocratie, lieu d’importantes négociations politiques mondiales, de rassemblements scientifiques et lieu d’inspiration pour le grand art.
Photo : Mariánské Lázně

La gestion de ces sites n’est pas une muséification, cependant l’Unesco tient à suivre le développement des villes dans un cadre précis visant à préserver le tissu historique, tout en favorisant l’investissement et l’amélioration. Si ce n’est pas le cas, les villes perdraient ensemble le titre de « patrimoine mondial ». L’une des difficultés est bien sûr d’encadrer les projets privés, car si l’espace urbain est protégé, chacun est libre de faire ce qu’il veut chez lui.

L’enjeu est double : pédagogique mais aussi financier. La reconnaissance de ce patrimoine est primordiale, mais il faut aussi encourager les habitants et les opérateurs privés à le restaurer, l’améliorer dans le respect de son authenticité historique, pour le transmettre aux générations futures. En France, on peut compter sur la fiscalité Malraux et l’aide de la Fondation du patrimoine, mais cette inscription transnationale est aussi l’occasion de s’interroger sur nos outils et peut-être de s’inspirer d’exemples européens.

Le réveil des « belles endormies »

En inscrivant ce patrimoine sur sa Liste, l’Unesco reconnaît le phénomène thermal comme une réalisation culturelle, unique en Europe. Seulement 11 villes ont obtenu cette prestigieuse distinction, mais plus de 600 stations thermales sont réparties aujourd’hui sur le continent européen.

Des cités idéales dédiées au bien-être

Les origines du thermalisme sont anciennes, car, dès l’Antiquité, on recherche les eaux qui apaisent. Le phénomène thermal est plus récent et se développe entre 1700 et 1930 partout en Europe : des villes sont aménagées autour de sources d’eaux minérales naturelles dans le but de soigner, en alliant bienfaits de la nature, commodités urbaines et mondanités.

Ces stations thermales ont créé une typologie urbaine, proche de la cité idéale, rassemblant toutes les fonctions souhaitées. Il existe des sources partout dans le monde (tradition onsen au Japon ou du hammam au Moyen-Orient), mais cette urbanisation fondée autour de la pratique médicale est spécifique à l’Europe. Ces villes thermales ont aussi la particularité de s’organiser très tôt en réseau et d’amorcer la pratique moderne du tourisme.

Une typologie architecturale monumentale

Les villes d’eaux ont des caractéristiques communes et rassemblent les mêmes types de bâtiments, bien que les dispositions spatiales et contraintes géographiques soient partout différentes. Le premier élément est la source dont l’eau est captée pour l’usage des établissements thermaux, des fontaines et des buvettes. Le paysage revêt aussi une dimension thérapeutique, le corps est soigné par la marche (parc, vues à partir de panoramas) et la pratique sportive (golf, tennis). Ces stations sont aussi des endroits pour être vus, faire des rencontres, se divertir, c’est pourquoi l’on trouve des casinos, théâtres, opéras, hippodromes, etc.

Enfin, les curistes doivent pouvoir tout faire à pied, ils sont donc logés sur place dans de grands hôtels ou des villas luxueuses. En un seul lieu, on constate l’affirmation de la médecine thermale, l’engouement pour la villégiature et le développement des mondanités. La ville d’eaux devient un véritable festival d’architecture souvent historiciste, Art nouveau ou Art déco : par exemple, l’architecte belge Lucien Woog à Vichy (Auvergne), la dynastie des Bouloumié à Vittel (Vosges), Jean Latapie à Eaux-Bonnes (Pyrénées).

Grand établissement thermal de Bourbon-l’Archambault, panneaux de céramique d’inspiration orientale et classique,
conçus par le céramiste Léon Parvillée et réalisés par ses fils.
Photo : Marielsa Niels
Les « Accros du peignoir ». Evahona : dessin par Simonetta Capecchi.
Doc. : Route des villes d’eaux du Massif central-Sett Communication
Les « Accros du peignoir ». Saint-Laurent : dessin par Nicolas Roux.
Doc. : Route des villes d’eaux du Massif central-Sett Communication

Une ressource inépuisable ?

 

À partir des années 1950, le thermalisme mondain connaît un lent déclin tandis que l’idée d’un thermalisme social émerge. Liée aux congés payés et à la prise en charge des soins par les organismes sociaux, une nouvelle approche de la cure se développe entraînant de profondes transformations des stations : le patrimoine architectural n’est plus considéré comme un atout, mais plutôt comme une contrainte à la modernisation des établissements. C’est alors que des édifices sont dénaturés, voire démolis.

La protection au titre des Monuments historiques a permis d’en sauver certains. Des territoires ont tout de même choisi de miser sur cette activité comme la Route des villes d’eaux du Massif central créée en 1998. Cette association intercommunale s’est donné pour objectif le développement d’une filière touristique propre aux villes d’eaux. « Nous fédérons environ 200 partenaires (mairies, thermes, centres de bien-être, offices de tourisme, complexes hôteliers, association de sauvegarde du patrimoine…) et nous menons ensemble des actions de promotion culturelle et touristique », déclare Léa Lemoine, chef de projet au sein de la Route.

Nous avons commencé par un travail d’inventaire sur les villes d’eaux et nous nous sommes aperçus que ce patrimoine thermal est une pépite méconnue ! » Depuis 2008, de nombreux projets sont nés pour faire connaître ce patrimoine et le protéger (partenariat avec la Fondation du patrimoine par exemple). En 2016, la Route a créé le concept des « Accros du peignoir », une communauté de joyeux curistes, mis en scène par des illustrateurs et scénaristes : une nouvelle culture du thermalisme destinée à rajeunir l’image des villes d’eaux et à promouvoir le patrimoine d’une manière détournée. Depuis 2019, la Route a pris un tournant culturel avec des productions artistiques sur la culture thermale mêlant street art, design, arts numériques et photographie.

Entre mars 2019 et juin 2021, les villes d’eaux ont inspiré plusieurs artistes comme la photographe auteure Marielsa Niels et la plasticienne Aude Lévis. Leur œuvre photographique a ensuite été exposée dans le parc thermal de Royat-Chamalières.

Quand la politique prend l’eau…

Que faire face à ces multinationales, dont les enjeux économiques nous dépassent ? Notre principale arme est notre porte-monnaie : faire des choix de consommation responsables permettrait de réorienter la tendance. Le changement climatique révèle aujourd’hui nos erreurs passées en termes d’aménagement du territoire et de recherche de profit. Les phénomènes de plus en plus fréquents de sécheresse et d’inondation posent plus vite la question du renouvellement de l’eau des nappes phréatiques. La prise de conscience générale devient urgente : au vu des derniers rapports du Giec, la situation évolue très rapidement et nous devrons être particulièrement agiles pour nous adapter à l’horizon des cinq prochaines années.

Entre mars 2019 et juin 2021, les villes d’eaux ont inspiré plusieurs artistes comme la photographe auteure Marielsa Niels et la plasticienne Aude Lévis.
Leur œuvre photographique a ensuite été exposée dans le parc thermal de Royat-Chamalières.
Photo : Marielsa Niels

Réalisations

 

La restauration de la buvette Cachat à Évian-les-Bains

Véritable chef-d’œuvre Art nouveau imaginé par l’architecte Albert Hébrard, la buvette Cachat a été construite entre 1903 et 1905.

Tout en courbes et contre-courbes, cet édifice présente des éléments charpentés particulièrement remarquables et notamment une coupole en bois qui lui donne son caractère unique. Romain Larcher, architecte du patrimoine pour l’agence RL&A, suit ce chantier particulièrement technique : « La charpente présente un système constructif original, avec beaucoup de pièces cintrées et des assemblages complexes, explique-t-il. À l’époque, la construction a été menée en un temps record grâce aux pièces de bois de petites sections, préfabriquées en atelier et assemblées sur site. » Malheureusement, l’ensemble souffrait de désordres structurels majeurs, en partie à cause des infiltrations d’eau de la couverture en tuiles plates émaillées et de zinguerie défectueuse. Une première opération d’urgence au printemps 2019 a permis de consolider les éléments les plus fragiles.

Puis, en fin d’année 2020, les travaux de restauration du clos et couvert ont véritablement commencé. Le décapage des bois a été une opération fastidieuse. « Les éléments charpentés sont en résineux, un bois tendre que nous voulions préserver. Pour éliminer les anciennes peintures et lasures, les menuisiers ont réalisé un gommage à la coquille de noix », précise l’architecte. Ces premiers travaux entrent dans une phase de finition, pour une réception à l’automne. Le projet comporte une suite, prévue pour 2023, avec la restitution du grand préau de bois, disparu dans un incendie dans les années 1950. La buvette est construite à flanc de colline, avec une différence conséquente de niveau entre l’entrée côté ville et l’entrée côté parc thermal. Elle fait le lien, dans le parcours de circulation des curistes, entre les établissements de thermes près du lac et les hôtels de villégiature. Ainsi, la reconstruction du préau, côté parc, permettra de retrouver les dispositions originelles du bâtiment et la lisibilité du parcours au sein de la cité thermale.

Intérieur de la buvette, avant travaux.
Photo : Mairie d’Évian-les-Bains
Montage de l’échafaudage parapluie.
Photo : Mairie d’Évian-les-Bains

Une seconde vie pour la Maison Rozier à La Bourboule

Construite au début des années 1920, la Maison Rozier est une ancienne pâtisserie-salon de thé dansant. Fermée depuis 2006, elle est aujourd’hui la propriété de Serge Teillot, ancien maire de La Bourboule qui consacre son énergie et sa retraite à la reconversion de ce lieu.

Rez-de-chaussée reconverti en fromagerie.
Photo : Nathalie Dubost/Qui Plus Est

« La maison est l’une des œuvres de l’architecte clermontois Louis Jarrier qui a laissé une empreinte forte dans les stations thermales de l’Auvergne, raconte le propriétaire. Les décors de mosaïques en façade, inspirés des thèmes de l’eau et des fleurs, ont été réalisés par les architectes-céramistes parisiens Alphonse Gentil et François-Eugène Bourdet. » Cette maison recèle de nombreux trésors, illustrant la période faste du développement du phénomène thermal dans la première moitié du 20e siècle.

Soutenu par la Drac, accompagné par un architecte du patrimoine, Serge Teillot a amorcé dès 2017 la restauration de cette maison dans son état 1920 et sa transformation en maison des fromages AOP d’Auvergne. Pas question pour lui de figer le bâtiment dans un état originel, mais plutôt de l’adapter et le rendre au public tout en lui assurant une activité pérenne pour l’avenir. Depuis 2021, la Maison Rozier accueille au rez-de-chaussée la boutique d’un fromager local qui sera complété l’année prochaine par un parcours muséographique au 1er étage, consacré en partie à la Maison et à la famille Rozier, et en partie aux produits du terroir.

« J’ai tout de suite pensé ce projet en associant restauration et rentabilité. En effet, le but est de transmettre ce patrimoine remarquable aux générations futures tout en lui trouvant un schéma économique viable. Ici, j’ai associé la promotion des produits du terroir et la valorisation des savoir-faire du patrimoine, locaux et nationaux », précise Serge Teillot. Cette opération est rondement menée (fin prévue pour 2023), grâce aux financements conjoints de l’État, de la Drac Auvergne-Rhône-Alpes, du Département du Puy-de-Dôme, de la Fondation du patrimoine et de la Mission Bern, qui chacun ont apporté leur pierre à l’édifice.

Photo : Nathalie Dubost/Qui Plus Est

Cet article est extrait du numéro 95 du magazine Atrium disponible sur Kiosque21.